Dans sa tentative d’actualisation de la pièce d’Ibsen, Lorraine de Sagazan perd en puissance littéraire ce qu’elle gagne en acuité sociologique. Nourri par une écriture de plateau insuffisamment charpentée, le spectacle créé en 2016 a comme un air de déjà-vu formel.
Oser réécrire, même partiellement, un classique est un projet à la mode, mais toujours hautement risqué. Alors que le mouvement #MeToo n’avait pas encore vu le jour, Lorraine de Sagazan s’est lancée, il y a maintenant trois ans, dans un pari qui ne manquait ni d’audace, ni de panache : adapter « Une Maison de poupée » d’Ibsen à notre temps pour tenter d’interroger les normes sociales qui sous-tendent les relations homme-femme et échapper aux considérations morales du XIXe siècle qui peuvent paraître aujourd’hui un brin surannées.
Pour cela, la jeune metteuse en scène a choisi d’inverser les rôles entre Nora et Torvald. A elle, le luxueux bureau d’une banque d’affaires où elle s’est faite récemment embaucher ; à lui, la langueur du foyer où il peut, à loisirs, dépenser l’argent gagné par sa compagne et vaguement s’adonner aux joies de la composition musicale. Autour d’eux, subsiste un aréopage de trois personnages que la fondatrice du collectif La Brèche n’a décidé de modifier qu’à la marge. Le docteur Rank est toujours cet ami mourant, proche de la famille, mais ici plus sensible aux charmes de Torvald qu’à ceux de Nora ; quant à Nils Krogstad, il est encore cet employé de banque menaçant, amoureux éconduit de Kristine Linde et détenteur d’un lourd secret qui menace de faire imploser le couple.
Parés de leurs nouveaux atours sociaux, Nora et Torvald semblent cocher toutes les cases de la relation dite « moderne », loin, très loin du duo originel. Et pourtant, l’expérience menée par Lorraine de Sagazan tend à démontrer, avec une fine lucidité, que, malgré cette parité d’apparat, la domination masculine reste en germe et continue de façonner les normes qui structurent les rapports homme-femme. Sans toujours en avoir conscience, dans ses actes comme dans ses discours, Torvald soumet Nora à une attitude paternaliste et la considère parfois comme un objet ou un trophée qu’il se doit se protéger. Son épouse a beau être une femme forte et indépendante financièrement, elle n’en reste pas moins, à ses yeux, une créature fragile de la gent féminine.
Traversée par ces bonnes intuitions, portée par une troupe de comédiens qui, Jeanne Favre, Romain Cottard et Benjamin Tholozan en tête, ne démérite pas, l’écriture de plateau qui nourrit cette adaptation n’a toutefois ni la rigueur, ni la puissance de celle d’Ibsen. De l’intrigue originelle, la metteuse en scène n’a gardé que la stricte colonne vertébrale jusqu’à en négliger les transitions et à en évacuer une partie de la tension. Créé en octobre 2016, le spectacle a déjà formellement un peu vieilli. Le dispositif en tri-frontal, la grande table autour de laquelle les comédiens circulent, le plateau ouvert ont tous un air de déjà-vu, comme autant de procédés scéniques épuisés, depuis, par les nombreux collectifs qui se sont succédé. Reste l’ultime scène du spectacle, celle, déchirante, du départ de Nora. Pétrifiée par l’attitude désinvolte de Torvald, elle se retrouve seule, face aux ultimes tirades d’Ibsen projetées en fond de scène. Comme si, malgré le postulat de départ, elles avaient, finalement, conservé toute leur pertinence.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Une Maison de poupée – Lorraine de Sagazan / la Brèche
Librement adapté de la pièce d’Henrik Ibsen
Adaptation, conception et mise en scène Lorraine de Sagazan
Avec Lucrèce Carmignac, Romain Cottard, Jeanne Favre, Antonin Meyer Esquerré, Benjamin Tholozan
Lumières Claire Gondrexon
Scénographie et Costumes et construction décor Anne-Sophie Grac & Charles Chauvet
Régie générale Thibault Marfisi
Production, diffusion Juliette Medelli (Copilote)
Production La Brèche
Coproduction Théâtre de Vanves – Scène conventionnée et Copilote
Avec l´aide à la production et à la diffusion d´ARCADI, avec l´aide à la production de la SPEDIDAM et le soutien de d’ADAMI
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Avec le soutien de Mains d’Oeuvres, La Loge, le Préau – CDR de Vire
Ce spectacle a bénéficié du programme « 90m2 créatif » (La Loge – le Centquatre-Paris)
Résidences de création au CENTQUATRE – Paris, à Mains d’Oeuvres et au Théâtre de Vanves (résidence soutenue par la DRAC Île-de-France)
Durée 1 h 40Monfort Théâtre
du 18 sept. au 6 oct. à 20h30
grande salle
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